24 février 2009. Californie. San Francisco.
Un grand type maladroit déplie son corps d’un seul coup et d’une main assurée arrête le frisbee en plein vol. Avec son front dégarni et sa démarche chaloupée, Jan détonne sur ce terrain de sport.
En face de lui, concentré comme toujours, Brian, cheveux blonds courts et visage éternellement rougeau attend la passe.
Mais cette fois-ci, Jan, ne renvoie pas le frisbee.
Il rejoint son copain, se plante devant lui, et, décidé, le regard fiévreux il défile sa phrase d’une traite :
« Brian, j’ai enfin créé ma société : Whatsapp et c’est une application de statut téléphonique ».
Brian le regarde interloqué.
Ah super. Mais de quoi parles-tu ? ça fait quoi exactement ?
Je vous emmène aujourd’hui sur les pas de Jan Koum, le fondateur de Whatsapp ou comment un ukrainien pauvre, balbutiant l’anglais est devenu milliardaire en transcendant le rêve américain.
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Table des matières
Deux rencontres déterminantes: Brian Acton et l’informatique
Whatsapp: croissance et un mail

Jan Koum, ukrainien et pauvre
Jan Koum nait le 24 février 1976 à Fastiv en Ukraine, une région encore sous la coupe de l’Union Soviétique.
Si l’Ukraine est réputée pour être le grenier à blé de l’URSS, les conditions de vie y restent difficiles, par exemple, le climat continental affiche des températures allant de 35 degrés l’été à -20 l’hiver.
Jan Koum , enfant unique, grandit entre sa mère, femme de ménage et son père, gérant d’une entreprise de construction gouvernementale. Un père souvent absent à cause du travail.
Éternel rebelle, l’enfant supporte difficilement la vie étriquée de cette petite ville de province.
Régulièrement puni par son professeur pour ses incartades, il se retrouve ainsi à l’hiver 1986 à nettoyer les toilettes extérieures par -20 degrés. Il faut bien comprendre que la plupart des maisons à cette époque n’ont pas encore l’eau courante. Et Jan de se trouver dehors entre le parking et le bloc d’immeuble à récurer les latrines en rêvant de jours meilleurs – peut-être.
En attendant, la région porte encore la mémoire des pogroms de l’entre deux guerres et l’antisémitisme reste une plaie encore ouverte. Rien d’accueillant pour cette famille d’Ashkénaze.
Et puis la police surveille tout : discussions en classe, dans les lieux publics, téléphones sur écoute… l’État policier russe veut contrôler jusqu’au moindre détail de la vie de ses citoyens.
Jan abhorre cette ambiance sinistre et mortifère.
Ses parents, eux, se méfient de toutes et de tous.
Il n’y a clairement pas d’avenir pour la famille Koum en Ukraine entre instabilité politique et antisémitisme.
La chute de l’empire soviétique sonne le glas de cette époque, l’URSS est démantelée du jour au lendemain. La liberté semble soudain accessible et les parents de Jan font une demande d’immigration pour les États-Unis en 1992.
Demande acceptée, Jan et sa mère partent pour la Californie mais seuls. Le père, encore très impliqué dans son entreprise de construction, reste en Ukraine. Il ne les rejoindra jamais, atteint d’un cancer, il mourra sur place en 1993.
Le rêve américain s’avère pourtant difficile.
Jan et sa mère vivent grâce à l’aide et aux services de l’Etat. Il serait plus juste de dire qu’ils vivotent grâce, notamment aux subsides sociaux, qui leur assurent logement et nourriture.
En plus de l’école, Jan fait du ménage dans une épicerie, et sa mère joint les deux bouts avec du baby-sitting.
Adolescent, Il est un des seuls enfants de sa classe sans voiture. Il se lève à 6 heures du matin tous les jours pour prendre le bus.
Qui plus est, son anglais est plutôt mauvais.
Moqué à l’école pour son accent et ses fautes, Il est même harcelé, heureusement son mètre 88 lui permet de ne pas avoir trop d’ennui.
Le garçon, timide et discret, sait jouer des poings quand il le faut. Des poings qui ne lui seront malheureusement pas utiles face aux aléas de la vie.
En l’espace de 6 ans, Jan perd d’abord sa grand-mère puis sa mère tombe malade… le cancer aussi.
Une chose va sauver Jan, pourtant, l’amour. L’amour et le talent.
Jan va trouver sa voie dans l’informatique et cela va changer sa vie (il est à droite sur l’image).

Deux rencontres déterminantes: Brian Acton et l’informatique
À 18 ans, Jan a une passion et une envie à assouvir : il veut apprendre à programmer.
En 1994, le moyen le plus économique d’apprendre est de se procurer des livres et d’étudier par soi-même. Jan est si pauvre qu’il revend, aussitôt lu, les livres achetés dans une librairie d’occasion.
Il attendra 19 ans pour acheter son 1er ordinateur grâce à ses petits boulots.
Jan alterne école et job à côté, très vite il comprend qu’il n’est pas fait pour l’école. C’est grâce à ses jobs qu’il va s’en sortir.
Il entre alors chez Ernst & Young comme auditeur de la sécurité informatique. Là, il fait une rencontre déterminante avec celui qui va changer sa vie : Brian Acton.
Brian et lui partagent les mêmes valeurs, geek et intellos les deux hommes détestent tout ce qui brille et aiment le parler franc et direct. Seul les distingue leur parcours, Brian vient d’une famille d’entrepreneurs américains aisée.
Brian, l’un des 1ers employés de Yahoo (le 44e pour être précis), persuade Jan de le rejoindre en 1997 en tant qu’ingénieur infrastructure.
Très vite Brian devient un des pilier de la vie de Jan. Ils partagent des passions communes comme le Ski, le frisbee et notamment l’ultimate frisbee (du frisbee avec des buts et des équipes).
Au fil des années l’ambiance se détériore pourtant, les 2 hommes ne se plaisent plus autant qu’avant chez Yahoo… surtout quand on leur demande de travailler sur des sujets marketing et notamment la publicité.
Jan et Brian détestent tout ce qui à trait au marketing.
Après 9 ans de bons et loyaux services, les 2 amis quittent Yahoo en même temps le 31 octobre 2007 avec un beau pactole.
Jan a gardé ses habitudes frugales et économise plus de 400 000 dollars de son passage chez Yahoo.
De l’argent qu’il engloutit avec Brian lors de leur année sabbatique en Amérique du sud…
De retour en septembre 2008, ils sont sans argent et sans idée,
Par défaut et parce qu’il faut manger, les deux hommes postulent alors chez Facebook qui les rejettent.
Il faut attendre la nouvelle année 2009 pour que la vie de Jan prenne la direction du rêve américain.

La création de Whatsapp
Comme des centaines de milliers ‘américain en ce début d’année 2009 Jan Koum achète un Iphone.
Et c’est la révélation lorsqu’il découvre l’app store…
N’importe quel développeur peut créer une application pour ce téléphone futuriste.
Et lui, Jan veut résoudre un problème qu’il rencontre depuis longtemps: savoir quand on est disponible grâce au téléphone.
L’idée est simple : créer une application qui se synchronise avec le carnet d’adresses d’un utilisateur et affiche son statut actuel à tous les contacts qui possèdent l’application. Vos amis seraient en mesure de voir votre statut afin qu’ils sachent si vous êtes « au téléphone » ou « à la salle de gym ».
Muni de son idée, Jan crée son entreprise à Mountain View en février 2009, Whatsapp. L’abréviation de What’s happen en anglais : “Qu’est-ce-qui se passe” ?
Et c’est lors d’une partie de frisbee, le jour de ses 33 ans, qu’il l’annonce à son meilleur ami, Brian.
Brian, dubitatif, soutient néanmoins son copain.
La 1ère version sort en mai 2009.
Aucun utilisateur.
C’est un bide.
Jan et Brian se revoient fin mai… Jan pense arrêter, son idée ne fonctionne pas, son jouet n’a pas trouver son public.
Il envoie bien quelques CV mais en 2009, la crise des subprimes est passée par là et les entreprises ne recrutent pas beaucoup.
Brian de son côté lui dit qu’il doit persévérer, son projet peut marcher.
Juin 2009, gros coup de chance, Apple introduit les notifications push dans la nouvelle version de l’IOS. Autrement dit, les utilisateurs sont avertis directement de tout changement et pour son application de statut, c’est exactement ce qu’il ce qu’il lui faut.
Sauf que rien se passe comme prévu.
Les gens postent bien des statuts mais surtout se mettent à parler entre eux ! Voilà les utilisateurs de Whatsapp qui prennent l’application pour un tchat.
Jan vient de créer un service de messagerie par inadvertance.
Et surtout une messagerie totalement gratuite, qui grâce au wifi est accessible de n’importe où dans le monde !!!
Collant à cette utilisation, Jan fait pivoter aussitôt son application.
Whatsapp devient une application de messagerie complète et multiplateforme qui utilise le dossier des contacts du téléphone comme « un réseau social préconstruit », et le numéro de téléphone à la place d’un identifiant.
Les chiffres décollent.
Son application de messagerie gratuite et simple plait.
Chaque jour, c’est plus de 10 000 nouveaux utilisateurs qui la rejoignent.
En septembre, sur la demande de Jan, Brian rejoint l’équipe en tant que cofondateur avec 20% des parts.
Les deux hommes s’assoient à la table de la cuisine de Brian et commencent à s’envoyer des messages sur WhatsApp, avec déjà la fameuse double coche qui indique qu’un autre téléphone a reçu un message.
Brian comprend alors qu’il regarde une expérience SMS potentiellement beaucoup plus riche – et plus efficace que les propres SMS
Il orchestre alors un premier tour de table de 250 000 dollars avec des anciens de Yahoo.
Mais l’argent file vite, pour chaque compte créé, ils envoient un SMS de confirmation… dont le coût varie selon les pays de 2 centimes aux USA à plus de plus de 65 centimes dans certains pays.
Ils n’ont pas le choix, Whatsapp ne peut durer éternellement avec les 250 000 dollars de départ.
Ils doivent se résoudre à prendre des décisions à l’encontre de leurs valeurs.

Whatsapp: croissance et un mail
La croissance de Whatsapp est vertigineuse.
Jan et les 2 développeurs qui bossent avec lui forment une équipe exceptionnelle… Ils rendent l’appli disponible sur 6 plateformes en seulement quelques mois:
Android, iPhone, BlackBerry, Nokia S40, Symbian, Windows Phone.
Chaque nouvel utilisateur peut inviter ses amis et sa famille à se connecter via le réseau de n’importe quelle plateforme.
Pour une équipe de dev de cette taille, c’est une vraie performance.
Mais la croissance pose un problème; le coût de fonctionnement augmente de manière exponentielle.
La première réponse que Jan et Brian apportent est de rendre l’appli payante de façon ponctuelle pour freiner la croissance… il la font payer, à peine 1 dollars, une somme destinée à couvrir les frais de SMS et surtout ralentir la croissance.
Début 2011, l’application est dans le top 20 de l’Apple store.
Face à cette croissance folle, Koum garde 2 principes inaléniables pour Whatsapp:
- Pas de publicité et de marketing. Il considère que cela détourne l’utilisateur du produit.
- Pas de partage des données des utilisateurs, son passé en pays communiste a laissé des traces.
L’appli se développe donc par le bouche à oreille et vu son succès commence à attirer les 1ers investisseurs.
Koum, réticent au début, finit par céder, obligé par la croissance folle de l’application. Il organise une levée de 8 millions de dollars en avril 2011, suivie d’une 2e en février 2013 de 50 millions de dollars.
Il fait promettre au fonds d’investissement Sequoia de ne pas interférer dans le quotidien de l’entreprise et surtout de ne pas imposer de modèle publicitaire. Sequoia le même fonds qui investit dans YouTube.
Whatsapp compte alors 50 salariés en 2011-2012 pour gérer une appli de 200 millions d’utilisateurs actifs !
Ils ont des chiffres étonnants, non seulement leur base d’utilisateurs croît, mais une fois installé les gens l’utilisent, ils sont vraiment actifs !
Avril 2012, arrive la consécration pour tout entrepreneur américain de la tech, mais pour Jan il s’agit d’un simple mail rien de plus.
« Objet: Se rencontrer ?
Hello Jan,
Bravo pour ce que tu fais avec Whatsapp, l’appli est impressionnante et le travail des équipes techniques pour maintenir une telle infrastructure est phénoménal.
Aurais-tu un moment pour échanger avec moi ?
Mark Zuckerberg.”
Jan accepte avec réticence.
Les deux hommes se retrouvent pour un café à Los Altos, un quartier branché de San Francisco.
Une rencontre pour le meilleur et pour le pire.

Jan Koum: vente et revanche
Ce jour là, dans le café de Los Altos, Mark, habillé de son hoodie habituel se fait discret comme à son habitude dans les lieux publics.
Depuis que le film, The Social Network est sorti en 2011, Mark est facilement reconnu dans la rue. Et il déteste ça.
Mark s’installe dans le patio du café à l’abri des regards.
Jan arrive légèrement en retard, et salue Mark d’un signe de tête. Jan n’est pas très prolixe et son héritage slave se retrouve dans ses manières.
Mark, lui, se pose en mode séduction, il ne tarit pas d’éloges sur Jan et le travail accompli depuis des mois. Il est venu avec une idée en tête : une association entre les 2 entreprises.
Jan, en réponse, hausse les épaules. Et ne dit pas grand chose.
Mark n’abandonne pas pour autant et pendant 2 ans les deux hommes vont se voir régulièrement.
Les 2 fondateurs deviennent même amis et se voient tous les mois pour dîner ou faire des parties de poker chez Mark.
Jan n’est pas toujours intéressé par un deal. Il aime trop son indépendance.
Pourtant en février 2014, les évènements s’accélèrent.
Zuckerberg apprend que Jan rencontre le fondateur de Google. Le signe est clair pour Mark : il est temps de faire bouger les choses.
Le 10 février 2014 , il remonte à la charge et propose à Jan un rachat et une place pour lui au board de Facebook tout en lui garantissant son indépendance.
Le jeudi suivant , il rencontre pour la première fois Brian.
Le lendemain, vendredi 14 février, les trois hommes se mettent d’accord sur le deal.
Whatsapp se vend 19 milliards de dollars !
Pour signer le document de vente, Jan demande aux 2 autres actionnaires de le suivre dans un bâtiment blanc désaffecté situé près d’une voie ferrée.
Sur le devant du bâtiment, on peut encore distinguer les lettres « Services sociaux »…
Dans un dernier geste symbolique fort, Jan Koum signe ses documents sur la porte du bâtiment des services sociaux où il allait chercher ses bons d’alimentation pour manger en 1993-1994.

C’est sa revanche à lui. Sa victoire.
Lui, l’ukrainien taiseux et timide, a, en 20 ans, vécu le rêve américain.
Des ménages dans une épicerie à la vie de milliardaire.
De la froideur des hivers ukrainiens sans eau courante, à la vie douce sous le soleil de Californie.
Mais l’histoire entre Facebook et les fondateurs de Whatsapp tournera à l’aigre.
Et ça, c’est une autre histoire.

Notes
Four Numbers That Explain Why Facebook Acquired…
The inside story of Jan Koum and how Facebook bought WhatsApp
Jan Koum: The Inspirational Story Behind WhatsApp – Leaders.com
How Jan Koum Built a $20 Billion Business in 5 Years
Brian Acton : Pourquoi il a vendu WhatsApp et renoncé à 850 millions de dollars | Forbes France